Juliette Darle, la passionaria de la poésie
1921--1913
Elle naît en 1921 à Saligny-le-Vif dans une famille paysanne très modeste. Ses aïeux étaient des bâtisseurs venus de la Creuse. Et c'est un Creusois qu'elle épouse, André Darle, originaire de Méasnes. Avec André, rencontré sur le pont Mirabeau, Juliette Darle forme un couple fusionnel, magnifique, durant plus de soixante ans. Elle lui dédie plusieurs poèmes dont
Un pont sur la creuse
L’eau des millénaires creuse
L’épaisseur des granits noirs
Dont scintillent les critaux
Tu respires l’air du gouffre
Le pont nous semble si haut
que la rivière fait peur
Le ciel coule trop profond
Nous sommes des primitifs
Qui répindent à l’écho
Comme à l’inconnu qui passe
Nous sommes l’eau qui reflète
un frémissement de feuille
Elève douée, elle entre à l’Ecole normale d’institutrices, enseigne à Sancerre au cours complémentaire de garçons, puis au collège d’Aubigny sur Nère. « Elle nous fait écrire des poèmes ou de la prose rythmée. Grâce à elle nous trouvions des idées et améliorions notre style, notre orthographe, notre grammaire. » témoignage d’une de ses anciennes élèves qui montre l’empreinte poétique qu’elle laisse chez ses jeunes élèves.
Après-Guerre, les débuts de la jeune institutrice berrichonne dans les cercles littéraires parisiens sont fulgurants. Grâce aux relations de son mari, elle est introduite dans les cercles littéraires et rencontre les grands écrivains et artistes. Louis Aragon lui consacre des articles élogieux, Paul Éluard et Blaise Cendrars l’encouragent. Ses premiers poèmes sont publiés dans les revues animées par les intellectuels communistes. En 1955, Louis Aragon l’introduit au journal l’Humanité, où elle restera jusqu’en 1980. Elle lui dédie son poème Présence
Allumez donc les étoiles
Les feux de bords
Allumez les lanternes vénitiennes
Le poète est sur le seuil
Et les ombres s’émeuvent
Son regard bleu rend visible
L’intime clarté des autres
Le filigrane du rêve
Les livres d’eux-mêmes s’ouvrent
sur l’ode gravée en toi
D’eux-mêmes les siècles s’ouvrent
Sur celui qui préfigure
Le geste du citharède.
Juliette Darle se plaît dans la fréquentation des peintres, des sculpteurs et des photographes. Elle leur consacre des articles et leur dédie des poèmes :
A Ossip Zadkine, au sculpteur, à l’ami de Montparnasse
Béance d’un être humain
Sur le désastre des terres
Béance d’une figure
Dont la couleur du matin
Traverse la pierre en marche
Béance d’une aube en toi
Déchirure
La douleur creuse la source du souffle
Le temps est rompu
Vertige d’un regard qui se renverse
Tu touches sous la poussière
Le vibrato d’une vie
Le vibrato d’une voix.
EFFACEMENT, à Brassaï
Homme au chevêche regard
Nocturne dont la voyance
traverse la peur du noir
Les rues n’allaient nulle part
Les murs n’en finissaient plus
La clarté court l’âme en peine
Dans le cercle un graffiti
Sous les pauvres apparences
Le visionnaire pénètre
L’humaine douleur des choses
La trace à peine d’un être
Un signe sous la poussière.
Juliette Darle n’aura de cesse de rapprocher la poésie et les arts. Ses recueils sont illustrés par des peintres de renom dont Jean Fernand Léger, Pablo Picasso à qui elle dédie son poème Voyance
Plus noir que l’oiseau nocturne
L’irrésistible regard
Passe à travers les murailles
Passe au travers des ténèbres
Au travers des eaux du fleuve
Dont tu crains la profondeur
Il sait de naissance lire
Entre les lignes de force
Qui sculptèrent son visage
Entre tes lignes de vie
L’usure d’un hiéroglyphe
Dont s’écrit perdu le sens.
En 1957, c’est le succès avec la publication « Léonard et la machine volante », un livre pour les enfants.
En novembre 1963, elle fonde, devant le Balzac de Rodin, boulevard Raspail à Paris, Le groupe des Neuf, un collectif pour la défense de la sculpture figurative.
Soucieuse de rendre la poésie accessible à tous, à partir des années 70, elle invente le concept de poésie murale. Elle sillonne le pays en compagnie d'Alain Bosquet et d'autres poètes qui la soutiennent dans ce projet. En 1977, elle réalise l'opération
« Poètes dans le métro de Paris », une exposition de 40 poèmes, de René Char à Jean Cocteau. En 1979, elle fonde le festival d'Aubigny-sur-Nère où Aragon donne en 1982 une lecture du Crève-Coeur. Avec son mari André, elle crée le prix Tristan Tzara qui récompensera notamment, en 1992, Michel Houellebecq. Ils dirigeront ensemble le magazine, Le temps des poètes.
Soucieuse de la qualité de sa poésie, elle ne se presse pas de publier ses recueils, laissant le temps leur donner son imprimatur. En 2003, dans son Anthologie de la poésie française. Suzanne Julliard dit : « Juliette Darle est un poète exceptionnel. En me remémorant les poètes féminins, les « poétesses », de notre langue, je les vois, durant plusieurs siècles chanter l’amour, le plus souvent désespéré, plus tard s’ouvrir à des registres sensuels ou frivoles, philosophiques ou religieux. Mais Juliette Darle n’est pas une « poétesse », c’est un poète, au sens le plus riche du terme, car elle possède la force de l’expression et la profondeur de la vision. Elle abolit les limites, elle transcende les genres. »
Dans une chronique publiée dans le journal Combat, Alain bosquet exprime lui aussi ce feu poétique qui l’anime :
« Ce qui attire, ce qui éblouit même parfois, dans les poèmes de Juliette Darle, c’est une vigueur peu commune, c’est une pertinence toute fébrile dans l’harmonie du vers ; c’est surtout une chaleur communicative qui enveloppe à la fois un sens de l’espoir et un sens du tragique, où l’on devine un don de soi poétique poussé à l’extrême. »
La même année, à la médiathèque de Bourges Juliette Darle lance son Manifeste pour un vibrato majeur. Elle écrit : Infiniment courue et parfois par miracle atteinte, la poésie garde aujourd’hui sa primauté. Dans la nuit des origines humaines, j’en ai la conviction, le chant a précédé la parole, l’a portée en puissance. »
Comme les troubadours d’antan, elle parcourt la France avec Serge Reggiani, Catherine Sauvage, Christine Sèvres, Germaine Monteiro, Léo Ferré, Jean Ferrat… artistes avec qui elle réalise de nombreux récitals de poésie. A ce propos, Claudine Claire dit : « L’entendre dire ses textes de sa voix calme au rythme lent soulève son œuvre comme un levain la pâte et lui donne sa dimension ample et chaleureuse que les plus grands poètes ont reconnu chez elle aux premiers jours. » En 2018, dans le cadre de l’exposition Juliette et André Darle, amitiés artistiques, au musée de la vallée de la Creuse à Eguzon le Trophée Juliette Darle de la chanson est créé.
En mars 2010, à Méasne, dans la Creuse, elle préside Le Printemps des poètes.
En mai 2013, au terme d’une vie consacrée à la poésie, s’éteint celle qui assignait à l’art poétique la plus haute fonction culturelle et émancipatrice. Parmi les nombreux ouvrages qu’elle laisse, citons : Feu de chèvrefeuille, La Rose des sables, Le Combat solitaire, Le Chant des oliviers, Je t’aime, Arbre haute mémoire, les Portes du temps, Résurgences, Sterne des solitudes, Poésie murale, Poètes en Sologne, Poètes dans la cité…
Crozant l’occitane, un poème dédié à son époux André Darle, gardien de sa mémoire et de son œuvre inachevée, riche de plus de 15000 poèmes non publiés.
Nocturne I
Bloc de silence visible
Sous les étoiles des eaux
L’effraie blanche t’a frôlé
L’effraie blanche au confluent
de grands vertiges d’oubli
t’émeut comme une mémoire
qui résiste à la poussière
La transparence des heures
nous ruisselle entre les mains
Là-haut le souffle du temps
sur les tours use la pierre
Haute ossature du songe
Crozant colonne d’échos.