Rachilde, homme de lettres
1860-1953
Marguerite Eymery, dite Rachilde, naît le 11 février 1860, à minuit, dans la demeure familiale du Cros à Château-Lévêque près de Périgueux, au pays où reste très vivace la légende du loup-garou, dans le berceau de la poésie lyrique des troubadours, dans la province qui a déjà donné Etienne de la Boétie, ami de Montaigne, Brantome, Fénelon et plus près de nous et de l’univers de Marguerite, Eugène Le Roy, l’auteur de Jacquou le Croquant. La petite Marguerite passe son enfance dans la propriété de ses parents, sombre, envahie par une végétation exubérante.
La famille peu ordinaire vient ajouter son lot de superstitions qui émailleront l’œuvre de Rachilde. Son père, Joseph Eymery, mis en scène dans son roman Les Rageac, est le bâtard d’un hobereau de la région. Après l’enfance humiliée que l’on imagine, Joseph Eymery rentre à l’école de Saumur d’où il sort 1er écuyer. Au cours de sa carrière, il rencontre à Valenciennes, Gabrielle Feytaud, fille unique d’Urbain Feytaud, descendant de Dom Faytaud, dominicain et grand inquisiteur à la cour d’Espagne. Urbain Feytaud, son oncle, se distingua par sa passion du spiritisme et les soirées qu’il organisait autour de tables tournantes. L’arrière-grand-père de Rachilde, chanoine défroqué de la Cathédrale Saint-Font à Périgueux, nourrit les croyances et les superstitions tenaces dans les campagnes périgourdines, qui prétendent que jusqu’à la 5ème génération, les enfants d’un prêtre défroqué sont maudits et se transforment en bête sauvage les nuits de la chandeleur. Une étonnante hérédité qui forgera l’anticonformisme de Rachilde.
Enfant, Rachilde, reléguée dans la compagnie des domestiques mène une vie de sauvageonne entre les communs et les écuries, solitaire recherchant la compagnie des bêtes. A la faveur d’une retraite anticipée, son père installe sa famille dans le domaine du Crot. Devenu taciturne, il se donne uniquement au plaisir de la chasse. Sa femme sombre alors dans une dépression chronique qui la conduit à la folie. Rachilde se réfugie dans la bibliothèque de son grand-père où 3000 livres sont à sa disposition.
A 12 ans, elle envoie à un journal de la région son premier roman, La création de l’Oiseau-Mouche, qui le publiera. D’autres œuvres suivront, dans lesquelles transparaît une curieuse préoccupation de l’au-delà, de la mort, des phénomènes para normaux. Le temps qui lui reste est consacré aux courses à cheval dans la campagne, aux cours d’escrime que lui prodigue son père, aux animaux, les loups entre autres, qu’elle recueille, soigne, nourrit, et pour qui elle éprouve une réelle fascination.
Pour avoir refusé d’être fiancée à l’âge de 15 ans à l’un de ses sous-officiers, son père lui impose le couvent jusqu’à 18 ans. A sa sortie elle tente de se noyer dans l’étang du Crot. Sauvée in extremis par son père, la famille est contrainte de renoncer à contrarier sa vocation de célibat. Elle continue alors à écrire avec ardeur et envoie un de ses premiers textes, Premier amour à Victor Hugo qui va conforter son désir d’être femme de lettres. Ses premiers romans paraîtront entre 1876 et 1882 dans la presse locale.
A sa majorité elle monte à Paris, où elle mène une vie de bohême. Si son visage s’éloigne des canons de la beauté classique, avec un nez busqué qui désespérait sa mère, il est loin d’être sans charme. Elle déborde de vie et de volonté. Guidée à son arrivée par sa cousine, directrice du journal pour dames L’École des femmes, elle y publie en feuilleton son roman La Dame des bois.
En 1880 Rachilde a 20 ans, elle publie son premier grand roman, Monsieur de la nouveauté, qui suscite chez les critiques l’étonnement qui suivra la romancière toute sa vie. Etonnement de trouver dans ses oeuvres la peinture de « sentiments inconnus des jeunes filles de son âge », Houssaye se demande comment une jeune fille si innocente, si bien élevée peut imaginer la passion en dehors de toute expérience. Mais c’est avec la parution de Monsieur Vénus, quatre ans plus tard, qu’elle défie les codes sociaux traditionnels, marquant définitivement l’orientation de son œuvre. Un roman marqué par la transgression et l’ambiguïté sexuelles. Barrès, un de ses nombreux défenseurs la surnomme Mademoiselle Baudelaire. Quant à Huysmans, il évoque le sans-gêne innocent de l’auteur. Houssaye attribue la clairvoyance de l’écrivaine à la spécificité de la psychologie féminine. Lorrain soulignant la contradiction entre l’apparence et le comportement réservé de Rachilde et le contenu sulfureux de ses romans, met en relief la puissance de son imagination nourrie dans l’enfance, comme nous l’avons évoqué précédemment : « chaste, mais elle a dans le cerveau une alcôve, où elle fait forniquer Mlle Sapho et M. Ganymède, d’où Monsieur Vénus, le livre qui l’a lancée ».
Dans un essai récapitulatif de l’œuvre de Rachilde, L’Âme ardente des Livres, cette dualité sera omniprésente : « La forme, décadente, de l’œuvre, la perversité exclusivement cérébrale, de ce qui n’était qu’une « hypothèse », constitueront autour du nom, et de l’originale beauté de la jeune fille une atmosphère équivoque, inquiétante. – Cependant, Marguerite Eymery, vivait, irréprochable, dans une merveilleuse fièvre d’intensif travail intellectuel. »
Le caractère viril de la romancière fournit une autre explication que Rémy de Gourmont lui expose ainsi : « La littérature des femmes, c’est ma chère amie, leur façon polie de faire l’amour en public. Or, ça ne se voit pas trop, chez vous (...), parce que vous n’êtes pas femme, littérairement (...). Ce qui est nécessaire, puisque vous me faites honneur de me consulter, c’est que vous restiez une herbe drue parmi les créations artificielles de ces dames ». Rachilde justifie quant à elle son hostilité à l’éternel féminin dans un pamphlet provocateur Pourquoi je ne suis pas féministe, publié en 1928 : « Je n’ai jamais eu confiance dans les femmes, l’éternel féminin m’ayant trompé d’abord sous le masque maternel et je n’ai plus confiance en moi. J’ai toujours regretté de ne pas être un homme ». Et d’ajouter : « Les femmes sont les frères inférieurs de l’homme, simplement parce qu’elles ont des misères physiques les éloignant de la suite dans les idées que peuvent concevoir tous les hommes en général, même les moins intelligents ». Marcel Schwob dans la préface du roman Le Démon de l’absurde attribue à Rachilde la capacité à concilier la sensibilité, apanage féminin, avec une grande lucidité, attribut réservé alors au masculin.
Connue également pour son goût des travestissements, dès son arrivée à Paris, elle opte pour une coupe de cheveux à la garçonne et sur autorisation de la préfecture, elle adopte le costume masculin. En réaction à l’attitude machiste du monde littéraire, ne signe-t-elle pas ses cartes de visite Rachilde homme de lettres, alors que nombre de consœurs en lettres signent leurs œuvres sous un pseudonyme masculin ? Dans L’Art de se faire injurier, la romancière déclare
« On a tort d’être une femme de lettres. Il y a toujours mieux à faire. Pour les unes, la prostitution, hygiène de la société. Pour les autres, le mari ». Alfred Valette son mari, lui avoue : « j’ai une secrète terreur des femmes de lettres. J’ai moins peur de vous puisque vous prenez la peine de mentionner, sur vos cartes de visite que : Rachilde est un homme de lettres. »
Rachilde, figure littéraire controversée, admirée ou rejetée voire condamnée, nous laisse une œuvre où elle affiche une liberté de penser et d’agir, forgée dans un imaginaire puissant, bousculant la croyance que le génie ne peut appartenir qu’à l’homme. Henriette Duckers-Ward, dans son ouvrage L’Âme ardente des Livres, résume cette personnalité littéraire hors du commun et hélas, trop oubliée : « L’art très ferme, le talent strictement personnel, rude, viril et souple sans la moindre faiblesse, du génial écrivain qu’est Rachilde, ne reculant devant rien, pour donner sa pleine et sincère expression, font d’elle une des plus belles et des plus hautes figures de la littérature des XIXe et XXe siècles, gardant dans une audace sans limites, une imperturbable sérénité. »