Catherine Pozzi, une solitude en quête d'absolu
Elle naît en 1882. Son père Samuel Pozzi, chirurgien, fondateur de la première chaire de gynécologie en France, grand bibliophile initie ses enfants au plaisir de la lecture. Amateur d’art et de littérature, il attire son salon de la place Vendôme poètes, politiciens, monde du théâtre et de l’aristocratie. Tout cela n’intéresse guère Catherine. Elle préfère entreprendre l’écriture de ce qui sera son journal intime de jeunesse. Elle y décrit la comédie masquée des mondanités : “Quelle foule, quelle foule immense ! Et pas un, pas un n’est un honnête homme ! La grande fille tressaille. Elle se voit. Elle est là, au milieu d’eux, elle est là. Oh misère ! elle a aussi sa loque dorée, elle dit aussi leurs mensonges, elle fait aussi leurs saluts.” La rédaction de ce journal devient le palliatif de l’ignorance et l’hypocrisie mondaine qu’elle exècre. De la solitude qu’elle s’impose, naît un désir : apprendre, toujours apprendre et découvrir pour marcher en avant, soutenue dans cette démarche intellectuelle par son professeur de piano, Marie Jaëll. Ouverte à tous les savoirs, l’Antiquité grecque, en passant par Louise Labé et ce jusqu’aux grands penseurs de son temps comme Henri Bergson ou Ernst Robert Curtius, elle forme son esprit dans une quête d’absolu qui la conduit à une véritable crise spirituelle. Influencée par le positivisme de l’époque et le rationalisme de son père, athéiste convaincu, aveuglée par les enseignements religieux dispensés par sa grand-mère Félicité Loth-Cazalis, Catherine Pozzi se trouve tiraillée, perdue.
A 26 ans elle épouse Edouard Bourdet, auteur de pièces de boulevard. Mariage voué à l’échec dès leur retour de voyage de noce. Elle se résigne donc à une existence dénuée d’amour, « à une vie larvaire ». Toutefois un fils Claude, naît de cette union. Quelques années après cette naissance, atteinte de tuberculose, fragilisée par la maladie et les frasques de son mari, elle commence, en 1913, à tenir son journal intime d’adulte. Elle l’entame ainsi : « C’est dangereux. C’est dangereux. Et pourtant utile. Plus, c’est indispensable. Et puis il y a du plaisir. Quand j’étais jeune fille, gosse, adolescente, est-ce que mes plus belles heures n’ont pas été passées sur des cahiers analogues, à évoquer mes dieux ? Chers dieux que le mariage a fait fuir, revenez, vous vous êtes trompés, je suis seule comme avant. »
C’est à Montpellier où elle séjourne avec sa mère qu’elle apprend l’assassinat de son père par un de ses anciens patients. Plus de père, plus de mari, pas d’amant, morne horizon d’où, grâce à son aisance financière, elle échappera en se consacrant pleinement aux études, en vue d’obtenir le baccalauréat, sésame pour accéder à l’université. Engagement intellectuel qui lui permet de panser le deuil de nombreux amis morts à la Grande Guerre, André Fernet notamment, un jeune magistrat avec qui s’étaient tissées une relation amoureuse.
En 1920 elle rencontre Paul Valéry, son « Très haut amour », et son « enfer », dira-t-elle. Quant à Paul Valéry il écrit dans son cahier : « Si je me regarde historiquement, je trouve deux événements formidables dans ma vie secrète. Un coup d’état en 1892 et quelque chose d’immense, d’illimité, d’incommensurable en 1920. J’ai lancé la foudre sur ce que j’étais en 1892. 28 ans après, elle est tombée sur moi – de tes lèvres. » Une relation durant laquelle, le dialogue d’esprit à esprit entre les deux amants est total. Catherine Pozzi aura le sentiment d’approcher cet « absolu » rêvé de son adolescence, une relation intellectuelle fondamentale, au-delà des sentiments. « Il y avait ceci d’étrange dans ces amants, et dans leur amour – notait Paul Valéry en 1922 -, que l’un et l’autre le ressentaient, non comme une affaire particulière entre eux, et comme amour d’une personne et d’une personne, mais comme une nécessité d’intelligence parfaite entre des systèmes vivants, car ils prenaient également au sérieux, au tragique, - ce que les hommes réduisent à l’état d’opinion, de spéculation – à savoir leur condition même d’hommes, - événements pensants. » Paul Valéry lui donne à lire ses cahiers qu’elle annote. Elle même lui donne à lire tout son journal. Mais Paul Valéry est marié, père de famille, peu argenté et très amateur de mondanités, ce qui précipite Catherine dans les affres des reproches et des récriminations.
En 1921 son état de santé se dégrade. En 1927, elle publie Agnès, une nouvelle autobiographique signée CK. La critique attribue ce texte à Paul Valéry. Cette affinité intellectuelle avec Paul Valéry vécue dans l’ombre, mine Catherine Pozzi, qui se sent trahie par ce dernier. C’est pourquoi, en 1928, après huit années d’une relation exigeante, elle décide de rompre avec le « Prince des poètes », perdant ainsi le lien avec les salons parisiens. Elle se retire dans une solitude fiévreuse, côtoyant quelques amis rares amis et maîtres dont Jacques Maritain, Charles du Bos, Louis Massignon et Ernst-Robert Curtius qui nourrissaient à son égard une grande admiration pour son esprit et son intelligence à manier les concepts scientifiques et philosophiques de son époque. Entourée de morts, tourmentée par son passé, elle se prépare à « l’innombrable sommeil ». « Dans ma cave sourde et muette, éclairée par un soleil réel qui n’y apporte pas de jour, écrit-elle cinq années avant sa mort, j’attends sans comprendre l’heure de ne plus attendre, comme faisait Marie Lénéru. Qui lira ceci dans mille ans, qui m’eût parlé ? » La maladie lance les derniers assauts qu’elle confie lucidement à son journal : « Maintenant mon corps est entièrement « passé » : les membres qui furent danse, les muscles qui furent galop, les nerfs qui furent décision instante… le cadavre tient une plume. Par la plume dans la liberté. » Catherine Pozzi meurt à cinquante-deux ans, le 3 décembre 1934.
L’année suivant sa mort, son fils Claude Bourdet, publie, après l’avoir remis en forme à partir des papiers laissés par sa mère, Peau d’âme un essai poético philosophique. Catherine Pozzi a écrit six poèmes, considérés par elle comme aboutis. On y retrouve toute son existence spirituelle : Ave , le salut ; Vale, l’adieu à son très haut amour ; Scopolamine , le sédatif utilisé pour calmer ses souffrances ; Nova, le nom d’une étoile dont la lumière s’accroit fortement avant de s’éteindre ; Maya, l’antique civilisation à laquelle elle se sent appartenir par-delà l’espace et le temps ; Nyx, la nuit ultime.
SCOPOLAMINE
Le vin qui coule dans ma veine
A noyé mon cœur et l’entraîne
Et je naviguerai le ciel
A bord d’un cœur sans capitaine
Où l’oubli fond comme du miel.
Mon cœur est un astre apparu
Qui nage au divin non pareil.
Dérive, étrange devenu !
Ô voyage vers le soleil –
Un son nouvel et continu
Est la trame de ton sommeil.
Mon cœur a quitté mon histoire
Adieu Forme je ne sens plus
Je suis sauvé je suis perdu
Je me cherche dans l’inconnu
Un nom libre de la mémoire.
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NYX
Ô vous mes nuits, ô noires attendues
Ô pays fier, ô secrets obstinés
Ô longs regards, ô foudroyantes nues
Ô vol permis outre les cieux fermés.
Ô grand désir, ô surprise épandue
Ô beau parcours de l’esprit enchanté
Ô pire mal, ô grâce descendue
Ô porte ouverte où nul n’avait passé
Je ne sais pourquoi je meurs et noie
Avant d’entrer à l’éternel séjour.
Je ne sais pas de qui je suis la proie.
Je ne sais pas de qui je suis l’amour.
C’est grâce à l’attention mais aussi l’admiration que leur portèrent Jean Paulhan, Charles du Bos, André Gide et Pierre Boutang entre autres, que ces poèmes ont survécu à leur « étrange vocation à la nuit ». « Ceux qui liront ceci quand je serai froide penseront que j’écrivais pour eux. J’écris pour ne pas mourir de solitude. Le temps est étrange. Je me perds tout à fait en essayant de discriminer la chimie sentimentale qui se défait et se combine, malgré moi, dans le moi que je n’atteins pas. »
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